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Il faut réfléchir avant d’agir. Les professionnels du chiffre n’échappent pas à la règle

Droit des entreprises

Dans un jugement du tribunal de l’entreprise de Gand, division de Termonde, en date du 18 octobre 2021, les fondateurs d’une société en faillite ont réussi à se faire garantir leur responsabilité de fondateurs à concurrence de cinquante pour cent par l’expert-comptable qui les avait aidés à établir leur plan financier. Le tribunal a jugé que l’expert-comptable avait manqué à son devoir de conseil envers les fondateurs. Quelles en sont les implications pour les professionnels du chiffre ? Les principes sont les suivants.

31 août 2022


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Responsabilité des fondateurs et plan financier

La responsabilité des fondateurs d’une société peut être engagée si la faillite est prononcée dans les trois ans qui suivent l’obtention de la personnalité juridique par la société, dans la mesure où le capital de départ était « manifestement insuffisant » au moment de la constitution pour assurer l’exercice normal de l’activité envisagée durant une période d’au moins deux ans. La responsabilité des fondateurs peut entraîner la condamnation des fondateurs à payer une partie du passif net de la société.

 

Le caractère manifestement insuffisant du capital de départ doit être apprécié (uniquement) sur la base des informations disponibles ou prévisibles au moment de la constitution. Afin d’éviter le problème de la preuve qui se pose lorsque le tribunal doit remonter, des années plus tard, à l’époque de la constitution pour rendre un jugement, les fondateurs sont tenus d’établir un plan financier au moment de la constitution.

 

Depuis 2019, l’obligation d’établir un plan financier et de le remettre au notaire lors de la passation de l’acte de constitution est complétée par un contenu minimum dudit plan financier : il doit notamment comporter un bilan d’ouverture s’accompagnant de projections à douze et vingt-quatre mois, un compte de résultats prévisionnel après douze et après vingt-quatre mois, etc. Ces exigences accrues en matière de contenu sont destinées à inciter les fondateurs à bien réfléchir à la viabilité financière des activités envisagées.

 

Il est très fréquent que les fondateurs s’adressent à un professionnel du chiffre pour les aider à préparer leur plan financier. Il ne s’agit pas d’une obligation. Toutefois, si l’assistance d’un professionnel du chiffre est sollicitée, le nom de cet expert externe devra obligatoirement être mentionné dans le plan financier.

 

Obligations du professionnel du chiffre

Pour apprécier la responsabilité éventuelle du professionnel du chiffre, il faut tout d’abord examiner ce à quoi il s’engage et à l’égard de qui lorsqu’il prête son concours à l’établissement d’un plan financier.

 

Il est généralement admis que l’engagement du professionnel du chiffre porte sur une obligation de moyens, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir de manquement dans le chef du professionnel du chiffre que si l’autre partie peut prouver que le professionnel du chiffre n’a pas fourni les efforts que l’on pouvait attendre d’un professionnel du chiffre normalement prévoyant placé dans les mêmes circonstances. Le professionnel du chiffre demande les informations qu’il estime nécessaires à l’établissement du plan financier et a, dans ce cadre, une obligation limitée de contrôle de leur exhaustivité et de leur exactitude. On ne peut attendre de lui qu’il vérifie l’exactitude factuelle de toutes les données, mais bien qu’il confronte ces données à sa propre expérience et à celles d’autres entreprises actives dans le même secteur, en signalant au moins toute donnée manifestement incomplète ou incorrecte. Le professionnel du chiffre a, ensuite, une obligation de conseil concernant le contenu du plan financier. C’est ainsi qu’il faut partir du principe qu’un professionnel du chiffre a un devoir de mise en garde des fondateurs si les chiffres du plan financier laissent présager une faillite probable, voire inévitable, à court terme.

 

Le professionnel du chiffre fournit cette assistance aux fondateurs. Ce qui signifie aussi que seuls les fondateurs peuvent invoquer l’éventuelle responsabilité contractuelle du professionnel du chiffre en cas de manquement à son obligation de moyens, et non la société (ou, le cas échéant, le curateur de faillite ou encore les créanciers de la société).

 

Les fondateurs peuvent donc intenter une action en responsabilité contractuelle contre le professionnel du chiffre s’ils estiment que celui-ci n’a pas correctement rempli ses obligations contractuelles, même si l’établissement du plan financier relève légalement de la responsabilité des fondateurs.

 

Le jugement du 18 octobre 2021

Dans le jugement du 18 octobre 2021, la responsabilité contractuelle de l’expert-comptable a été engagée pour avoir manqué à son devoir de conseil.

 

Le juge a estimé que « le plan financier prouve que le capital était manifestement insuffisant, alors qu’il devrait précisément être un outil destiné à prouver le contraire ». L’activité de l’entreprise portait sur des travaux de menuiserie (bien que cela ne soit pas mentionné dans l’objet social (de l’époque) ni dans le plan financier). Une expertise a notamment établi que le ratio de liquidité du plan financier aurait été trop faible, qu’une source de financement externe n’était prévue que pour une très (trop) courte période, que le plan était fondé sur un crédit client irréaliste, à savoir de quinze jours, que le chiffre d’affaires était manifestement surévalué, que les dépenses nécessaires en matière de financement des stocks et des travaux en cours n’étaient pas prises en compte, etc.

 

Le tribunal a estimé que les problèmes devaient par conséquent avoir été prévisibles sur la base du plan financier lui-même et que l’expert-comptable qui a aidé à son établissement aurait dû donner des conseils en la matière. L’expert-comptable n’a toutefois pas été en mesure de produire la moindre preuve d’une quelconque mise en garde ou d’une communication à ce sujet aux fondateurs.

 

Le tribunal de l’entreprise a considéré que si l’expert-comptable avait dûment respecté son devoir de conseil, les fondateurs auraient possiblement pris des mesures pour remédier aux problèmes prévisibles, par exemple en prévoyant un financement externe plus long, ou auraient renoncé à créer la société, évitant ainsi la faillite (et la responsabilité des fondateurs). Le préjudice causé par la perte de cette opportunité a été équitablement estimé à la moitié du montant dont étaient responsables les fondateurs.

 

Exonération ?

L’expert-comptable avait inséré une clause d’exonération stipulant que le plan était établi « sur la base des informations qui nous ont été fournies par vous, le client » et précisant formellement que « nous ne sommes pas en mesure de vérifier de manière approfondie les informations fournies par vos soins et […] notre responsabilité ne peut par conséquent être engagée directement ou indirectement pour tout dommage éventuel causé par des informations incorrectes et/ou incomplètes. »

 

Le tribunal de l’entreprise a toutefois jugé que la clause d’exonération s’appliquait aux dommages pouvant résulter de l’utilisation d’informations incorrectes ou incomplètes et non aux dommages découlant d’une violation du devoir de conseil de l’expert-comptable. Le tribunal a par conséquent décidé que l’expert-comptable ne pouvait pas invoquer la clause d’exonération pour échapper à sa responsabilité.

 

Se pose dès lors la question de savoir si le professionnel du chiffre peut s’exonérer en totalité ou en partie de sa responsabilité découlant d’un manquement à son devoir de conseil. Une clause d’exonération ne peut en effet, à peine de nullité, vider la convention de sa substance (c’est-à-dire annihiler l’objet de l’engagement pris, faisant ainsi perdre à la convention tout son sens ou sa signification).

 

Il est clair, en revanche, que l’obligation de conseil constitue un engagement de moyens, de sorte que (i) la charge de la preuve d’une faute dans le chef de l’expert-comptable incombe aux fondateurs et (ii) qu’il existe une certaine marge dans l’appréciation des fautes éventuelles, en l’espèce les fondateurs doivent pouvoir démontrer que l’expert-comptable n’aurait pas consenti les efforts que l’on pouvait attendre d’un expert-comptable normalement prévoyant placé dans les mêmes circonstances.

 

Un conseil concret pour terminer : le professionnel du chiffre qui a des inquiétudes ou des réserves concernant le plan financier sera bien avisé d’en créer une trace écrite (par exemple, un courrier électronique à l’intention des fondateurs).

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